Aléa moral et structure d’incitations
Les pics de volatilité, les tensions de valorisation, la hausse des taux d’intérêt et autres dislocations de marchés de ces derniers mois sont-ils ponctuels ou systémiques? Reflètent-ils un excès de santé économique ou, au contraire, des mécanismes plus profonds? Cette colonne s’intéresse à l’aléa moral en tant que principe actif des politiques économiques publiques. Pour la 4ème fois depuis la crise financière, les gérants sont incités à ‘pricer la perfection’ … au risque de troquer 10 ans d’échecs publics contre quelques trimestres d’euphorie boursière.
On pense à la volatilité de GameStop, au bitcoin, à Tesla, aux SPACs de tous genres, aux tensions récentes de taux d’intérêt, ou, plus récemment, à la faillite de Greensill et de ses obligations d’affacturage.
Le point de vue consensuel semble formel: pour la 4ème fois depuis la crise financière (2011/12, 2015/16, fin 2018, fin 2020/21), le consensus price la perfection : retour de croissance synchronisé, tensions de taux reflationnistes, valorisations acceptables, risques de stabilité financière contenus.
Fondamentalement pourtant, les trois épisodes précédents ont démontré le contraire : la croissance n’a pas rebondi, l’inflation n’a pas décollé, les dettes se sont envolées, les risques systémiques sont devenus manifestes et la valorisation n’a cessé de se tendre. Dans le même temps les marchés continuaient de profiter de largesses publiques sans cesse renouvelées.
Les risques de stabilité financière sont relégués à quelques ‘scénarios alternatifs’. Et pour cause: les crises de ces 15 dernières années ont démontré qu’il peut être dangereux de miser sur les fondamentaux lorsque les politiques publique sont aux commandes.
L’aléa moral bat son plein, c’est même devenu un outil de politique publique de dernière génération.
‘Show me the incentives and I’ll show you the outcome’.
Ce billet propose une lecture différente de l’environnement macro-financier actuel. La crise sanitaire précipite, nous l’évoquions dans un dernier billet, un débat trop souvent reporté depuis la crise financière.
L’aléa moral incite les acteurs financiers à privilégier une stratégie ‘zéro risque’: pile je gagne et les plans de relance fonctionnent, face tu perds et les autorités publiques seront une nouvelle fois obligées d’intervenir. C’est une nouveauté depuis la crise sanitaire, les gérants intègrent à présent explicitement les promesses publiques dans leurs planifications financières. Non seulement l’aléa moral devient ‘acceptable’, les gérants le revendiquent comme le véritable principe actif des politiques publiques actuelles.
Ce n’est pas tout à fait nouveau. On peut faire un parallèle direct entre cette nouvelle forme de perception des risques et l’émergence d’un outil de politique publique redoutable: la forward guidance. Le ‘whatever it takes’ de Mario Draghi reposait sur une logique similaire. L’ex Président de la BCE n’en faisait d’ailleurs aucun secret : parier contre la détermination de la BCE revient à prendre un risque de business significatif. Et peut-être même de carrière.
Mais à quel coût, et avec quelle efficacité?
Coût et efficacité des politiques publiques
C’est à ce moment qu’entrent en scène les multiples conséquences de la crise sanitaire. Elles précipitent un débat qui avait jusque-là pris plusieurs années à sortir de terre.
Quel est le coût des interventions publiques? Si ces dernières ‘prennent en charge tous les risques’, où se logent-ils à présent? Dans des promesses de croissance? Les risques ont-ils simplement disparus? Aurions-nous enfin trouvé le mouvement économique perpétuel? Ou encore: qui évalue la balances coûts/bénéfices des politiques publiques, leurs promoteurs?
Comme à son habitude, le consensus a tôt fait de trancher: les coûts, s’ils existent, seront compensés par le succès des politiques publiques alors que les bienfaits de la guidance amortiront magiquement, pour ainsi dire, les risques du système économique. Voilà l’origine du ‘scénario central’ dominant: une stratégie ‘zéro risque’ qui fera décoller la croissance, créera de l’inflation (peut-être même un peu trop, mais après tout c’est un risque positif), et qui permettra de résorber les dettes sans que les taux n’alourdissent le service de la dette.
L’aléa moral, on l’aura compris, incite les gérants à prévoir la perfection. C’est exactement ce que les autorités publiques leur demandent de faire. Mais les ‘free lunchs’ n’existent pas plus en économie qu’en finance, et les stratégies ‘zéro risque’, aussi attrayantes soient-elles, ont toujours des fissures.
Pour les observateurs attentifs elles sont nombreuses; toutes les catégories de ce blog s’allument comme des gyrophares:
> les paquets publics sont omniprésents dans la stratégie d’investissement des gérants. Contrairement à ce qu’ils prétendent, l’espace fiscal et monétaire n’est pas infini. Plus le temps passe, plus les attentes sont difficiles à satisfaire, plus les effets indésirables des politiques publiques deviennent manifestes, plus les risques de stabilité financière augmentent;
> les attentes de croissance macro et micro pricent la perfection: succès absolu des plans de relance, retour revanchard de la consommation, pent up demand, excès d’inflation, surprises de bénéfices … On en oublierait presque que dans le terme ‘attentes de croissance’ il y également ‘attentes’, et que les plans de relance des ces 10 dernières années n’ont pas abouti. La crise sanitaire, nous dit-on, est un game changer…
> la hausse des taux reflète moins les pressions inflationnistes qu’une revalorisation du risque de crédit. Elle n’a rien de vertueux si ce n’est de révéler un niveau d’équilibre plus réaliste que le r* dominant;
> les événements de crédit et autres dislocations de marchés gagnent en fréquence et en importance. Rien de nouveau à cela si ce n’est la dynamique du phénomène: GameStop, bitcoin, Tesla, SPACs de tous genres, choc de taux, Greensill, …
Risques et convergence
Les propositions de ce blog n’ont pas fondamentalement changé. Elles s’appuient sur une logique de crédit que la pandémie ne fait qu’accélérer. Les dislocations financières du moment en sont une manifestation cohérente:
– la hausse des taux reflète bien moins la reprise économique qu’une revalorisation rapide du risque de crédit. Les taux s’étaient déjà tendus en tout début de la crise du covid, à l’évidence sans perspective d’inflation ou de rebond économique. Le phénomène n’a rien de nouveau, si ce n’est l’ampleur et la rapidité du mouvement;
– L’affaire GameStop est révélatrice d’une épargne de sécurité qui peine à rencontrer l’économie réelle…
– …c’est-à-dire une liquidité dont le manque d’efficacité affecte directement les valorisations financières;
– les attentes de bénéfices – une réponse naturelle aux interrogation de valorisation – deviennent exponentielles. Pour le consensus elles sont effectives ;
– les SPACs et autres montages financiers n’ont rien de fondamental. Elles révèlent l’ampleur des flux de liquidités et l’appétit d’une épargne à la recherche de rentabilité;
– enfin le cas de Greensill ne se limite pas aux quelques investisseurs de ses obligations. Le déclencheur de cet événement de crédit est une analyse de risques, bien éloignée de la narrative du consensus, menée par le principal assureur de Greensill.
Pour les autorités publiques, la crise sanitaire est perçue comme une nouvelle opportunité d’espace monétaire et fiscal. Pour les gérants, elle prend la forme d’un chèque en blanc.
L’aléa moral – la stratégie zéro risque – est malsain. Il comporte des failles qu’il convient d’intégrer dans la stratégie d’investissement.
Jacques